III
L’OCÉAN EST TOUJOURS LÀ

Le lieutenant de vaisseau George Avery tendit sa coiffure à un huissier de l’Amirauté et se hâta de traverser le hall de marbre pour aller rejoindre Bolitho, installé dans un haut fauteuil.

— Je vous prie de m’excuser pour mon retard, sir Richard.

Bolitho approcha les mains de la bonne flambée qui brûlait et lui répondit :

— Mais non, vous n’êtes pas en retard. Ils sont en train de réécrire l’histoire maritime dans la pièce d’à côté.

C’était dit sans aucune impatience et sans la moindre amertume. Peut-être en a-t-il trop vu de ce genre-là, songea Avery.

Bolitho se demandait si son aide de camp avait fait en sorte d’arriver juste à l’heure, et d’éviter ainsi les questions à propos de Tyacke et de son revirement inexplicable.

Il revoyait aussi Catherine telle qu’il l’avait laissée ce matin, son air inquiet tandis qu’il terminait de s’habiller. Il n’avait pas touché au café posé sur la table.

Il lui avait montré le billet de Tyacke. Elle avait commenté :

— Laisse-le décider, Richard. Je crois que tu devrais attendre le retour d’Avery, il te racontera lui-même. Si c’est cela que tu souhaites… Je sais combien tu as besoin de James Tyacke, mais je ne l’envie pas de devoir faire ce qu’il aura à faire.

Ils étaient restés l’un à côté de l’autre sur le balcon de fer de la maison de Chelsea, à contempler les premières lueurs qui perçaient la brume sur la Tamise. Londres se réveillait bien avant l’aube, mais, ici, le réveil était paisible. Un homme et sa charrette remplie de bassines pleines d’huîtres, qui installait son étal destiné aux nombreuses cuisinières et autres gouvernantes. Du foin pour les écuries, un rémouleur avec sa grosse voix, puis un peloton de chevaux de cavalerie, étrangement nus sans leurs selles et leurs brillants accoutrements, que l’on emmenait prendre de l’exercice dans le parc. Catherine portait une robe de tissu épais, mais avec le fleuve qui coulait paresseusement tout près de là, elle avait tout de même froid. Il l’avait serrée contre lui, elle tremblait, et ce n’était pas seulement à cause de la température.

Ils allaient bientôt être séparés. C’était une affaire de jours ou de semaines : après la liberté dont ils avaient joui et tout ce qu’ils avaient partagé depuis le retour de Bolitho en Angleterre, ce n’en était que plus dur à accepter.

Il entendit Avery qui disait :

— J’ai été ravi d’apprendre la promotion du commodore Keen. C’est bien mérité, si j’en crois ce que je sais de lui et ce que j’ai pu lire à son sujet.

Bolitho leva brusquement les yeux vers lui, mais ce n’était qu’une remarque innocente. Il se demandait ce que Zénoria allait en penser, et Adam. Grâce à Dieu, il appareillerait bientôt, malgré le manque d’officiers et d’hommes à son bord.

Un équipage. Combien de fois avait-il entendu cette expression ? Il revoyait la grosse frégate, la Walkyrie, à bord de laquelle il avait été touché par de petits éclis qui avaient atteint son œil valide. Elle était passée sous le commandement du capitaine de vaisseau Peter Dawes, le fils de l’amiral, dont la frégate, la Laërte, avait été si endommagée par les tirs croisés de Baratte qu’elle ne reprendrait probablement jamais plus la mer.

Beaucoup de gens avaient dû être surpris qu’un commandement aussi prestigieux n’ait pas été confié à Adam. Et certains de ceux qui se trouvaient dans la pièce devaient le penser, eux aussi. Mais Dawes avait fait la preuve de sa valeur ; il commanderait la Walkyrie comme il convenait, contrairement à son prédécesseur, le capitaine de vaisseau Trevenen, qui infligeait à son équipage des punitions de la plus grande brutalité. Il avait disparu par-dessus bord sans laisser de trace. Était-ce un meurtre, un accident, ou s’était-il suicidé pour échapper à un procès pour lâcheté lorsque Herrick avait pris le commandement ?

Il réfléchit à tout cela, il savait qu’Adam ne souhaiterait pas quitter son Anémone bien-aimée, même avec un équipage renouvelé où aucun visage ne lui serait familier.

Il entendit Avery qui respirait plus fort ; des pas s’approchaient en cliquetant sur le sol dallé de marbre comme un marteau d’ardoisier.

Un secrétaire blafard lui dit :

— Si vous voulez bien me suivre par ici, sir Richard – il jeta un regard inquiet à Avery : Je n’ai pas reçu d’ordre s’agissant de…

— Eh bien, vous ne verrez donc pas d’objection à ce que je garde mon aide de camp avec moi.

Avery se sentait presque gêné pour le secrétaire. Presque.

La grande salle était pleine de monde, des gens distingués, officiers supérieurs, Lords de l’Amirauté, et quelques civils qui ressemblaient plus à des hommes de loi d’Old Bailey qu’à des experts en stratégie.

Bolitho s’assit et entendit Avery qui tirait une chaise pour s’installer près de lui. Les hautes fenêtres ne laissaient pas filtrer la lumière du soleil et il n’y avait pas le moindre chandelier étincelant qui aurait pu blesser son œil malade. Un ou deux des officiers présents lui firent un petit signe de tête, heureux de le voir sain et sauf et apparemment en bonne santé. D’autres l’accueilleraient avec joie, mais pour des raisons différentes. Dans ces lieux de pouvoir, il était assez fréquent d’assister au choc de fortes personnalités. Des secrétaires, un ou deux tabellions et quelque aide de camp se tenaient près d’un pilier en essayant de se faire oublier.

Avery lui dit à voix basse :

— Mon oncle est ici, sir Richard…

A ce moment, Sir Graham Bethune se leva et posa une main sur la table. Même dans ce simple geste, il savait mettre de l’élégance, mais Bolitho se demandait s’il était aussi sûr de lui qu’il en avait l’air.

— Sir Richard Bolitho n’est pas un inconnu pour la plupart d’entre vous, et il jouit par ailleurs d’une grande célébrité – il esquissa un sourire : Il est au moins aussi célèbre que Napoléon !

Il y eut des rires, Bethune jeta un coup d’œil à Bolitho.

Un amiral de forte corpulence, que Bolitho reconnut pour le responsable de la Flotte, commença sans plus de façons :

— Nous sommes ici pour parler tactique, si – et, pour ma part, ce si est peu probable – les Américains manifestaient des intentions belliqueuses envers notre souverain.

Il jeta un regard furieux à deux capitaines de vaisseau confirmés qui, profitant de ce qu’il n’y avait plus de roi pour les surveiller, bavardaient.

— Les États-Unis seraient fous de déclarer la guerre et de se mesurer à une marine aussi puissante.

Le mot fou suscita encore quelques murmures chez les deux capitaines de vaisseau.

Bethune intervint d’une voix douce :

— Sir Paul Sillitœ est ici pour nous expliquer plus clairement la situation.

Sillitœ se leva lentement en balayant de ses yeux profondément enfoncés l’assistance, il semblait se dire qu’il aurait mieux à faire ailleurs.

— La situation est très simple. Entre le blocus des territoires occupés par Napoléon et ses menaces trop réelles contre ceux de ses voisins qui oseraient laisser nos bâtiments de commerce accéder à leurs ports, et notre propre blocus, nous avons divisé les nations européennes en amis et en ennemis.

Bolitho l’observait en se souvenant de lui lorsqu’il avait accompagné Catherine à Whitechapel. Un homme qui pouvait se montrer un ennemi, mais qui était si visiblement persuadé de son immunité, dans sa situation de conseiller du Prince régent, qu’il s’exprimait presque avec dédain.

— Cette situation a également divisé les États-Unis en deux partis. Le parti de la guerre – appelons-le ainsi – est du côté de Napoléon, et l’autre ne désire qu’une seule chose, la paix.

Le parti de la guerre nous déteste et convoite le Canada. Il a également envie de continuer à tirer profit du conflit. Le gouvernement des États-Unis insiste pour que les déserteurs anglais bénéficient d’un droit d’asile sous la protection du drapeau américain. Il fait tout ce qu’il peut pour affaiblir notre marine en encourageant des marins, beaucoup de marins, à accepter ses propositions. Des dollars à la place de shillings : une tentative de subornation qu’ils peuvent facilement se permettre – ses yeux lançaient des éclairs : Oui ?

Toutes les têtes se tournèrent vers un secrétaire de petite taille, vêtu de sombre, au bout de la table.

— Avec tout le respect que je vous dois, sir Paul, je ne puis vous suivre là-dessus.

Sillitœ esquissa un sourire.

— Chose que j’ai considérée en maintes occasions comme caractéristique de cet hôtel !

Il y eut des rires, certains assistants applaudirent. Profitant d’une accalmie, Bethune se pencha et dit à voix basse : « Convainquez-les. »

Bolitho se leva quand les bruits eurent cessé. Il ne se sentait pas à sa place, ici, dans ces lieux qui avaient été la source de trop de désillusions. Lorsqu’il avait été si malade, après avoir été victime de la fièvre dans les mers du Sud, la guerre avait éclaté, il se voyait encore, suppliant qu’on lui donne un autre vaisseau, une frégate, alors qu’à l’époque il en avait déjà commandé par trois fois. Puis la réponse glaciale de cet amiral : Vous avez commandé une frégate, Bolitho. Et ces machinations montées pour le contraindre à reprendre la vie commune avec Belinda, et ce jour où il s’était accroché avec Herrick. C’était dans cette antichambre, juste devant cette salle.

Il s’entendit prendre la parole et sa voix portait sans effort.

— Il nous faut davantage de frégates. C’est toujours le cas, mais cette fois, le besoin est encore plus pressant. Je suis certain que les Américains vont entrer en guerre. Napoléon ne peut pas tenir bien longtemps, à moins qu’il ne reçoive leur soutien, ce qui nous obligera à éparpiller un peu plus nos escadres. De plus, les Américains rateront le coche s’ils traînent les pieds.

L’amiral chargé de la Flotte leva sa plume d’oie.

— Je proteste, sir Richard. Nul ne songe à discuter votre courage ni vos nombreux succès à la mer, mais la planification est la clé de la victoire, ce ne sont pas nécessairement les bordées !

— Écoutez ! Écoutez ça ! cria une voix.

Ainsi encouragé, l’amiral poursuivit :

— Nous disposons de nombreux vaisseaux de ligne, et d’autres sortent des chantiers chaque semaine que Dieu fait – il leva les sourcils : Des frégates, plutôt que des vaisseaux de ligne, est-ce le point de vue que vous défendez ? Car, si tel est le cas…

Bolitho lui répondit calmement :

— Les Américains ont dessiné des soixante-quatorze, avant de rapidement se rendre compte que c’était de la folie. Ils les ont transformés en grosses frégates de quarante-quatre canons, mais l’on dit qu’ils ont prévu dix sabords supplémentaires pour des pièces d’artillerie lourde.

On n’entendait plus un bruit désormais. Il poursuivit :

— L’an passé, nous avons eu un engagement avec l’une de leurs plus importantes frégates, l’USS Unité. Je peux attester de sa puissance de feu – il avait un ton coupant, un peu amer – et beaucoup de nos braves compagnons peuvent en dire autant !

Quelqu’un lui demanda :

— Mais, sir Richard, que faites-vous de la ligne de bataille ?

Bolitho savait que c’était Sillitœ, qui menait le jeu comme un montreur de marionnettes.

— C’est périmé, lâcha-t-il froidement. L’époque des monstres qui s’avançaient lentement pour se livrer à de terribles et coûteux engagements est révolue. Nous ne verrons plus jamais un autre Trafalgar, je suis certain de ce que j’avance.

Il scruta tous ces visages attentifs tournés vers lui. Pour certains, ce qu’il venait de dire ressemblait à un blasphème. Pour ceux qui avaient connu l’horreur du combat bord à bord, c’était quelque chose qu’ils n’osaient pas avouer. Bolitho reprit :

— Réfléchissez. Avec l’équipage d’un premier rang, on peut armer quatre frégates rapides et puissantes. Des bâtiments capables de se déplacer très vite d’une zone à l’autre et sans attendre qu’un vaisseau amiral, loin des lieux, arrive à savoir ce qui se passe. On m’a proposé un commandement qui va de Halifax jusqu’au quarante-neuvième parallèle, au sud des îles Sous-le-Vent et de la Jamaïque. Vous avez là sans arrêt des navires, des convois qui transportent des cargaisons de grande valeur et qui reviennent au pays. Sans protection, sans moyen de frapper pour assurer leur défense, nous n’avons aucune chance.

— Est-ce la raison pour laquelle vous voulez L’Indomptable pour vaisseau amiral ? lui demanda Bethune.

Bolitho lui répondit, oubliant tous les autres.

— Oui. C’est un troisième rang que l’on a raccourci et il emporte exactement l’artillerie dont j’aurais besoin. C’est, et cela a toujours été, un bon marcheur.

Bethune sourit tout en s’adressant à l’assistance :

— On l’a reconstruit et reclassé à cause de l’affaire de l’île Maurice, messieurs. Malheureusement, Sir Richard a balayé les Français avant que nous ayons eu le temps d’envoyer L’Indomptable là-bas !

Il y eut des cris d’enthousiasme, les gens tapaient des pieds.

Lorsqu’il revint à Bethune, Bolitho décela une lueur de triomphe dans son regard. Cela faisait si longtemps, l’époque où ils montaient à l’abordage avec sa petite Hirondelle. Il lui avait vu alors la même expression. Tout ou rien.

L’amiral chargé de la Flotte leva une main potelée.

— Ce sont là vos seules raisons, sir Richard ?

— Oui, milord.

Il imaginait la grande cheminée de Falmouth, les armes de la famille usées par le temps et par les mains qui les avaient caressées. C’était là que son père lui avait parlé de ses espoirs et de ses craintes pour son plus jeune fils, lorsqu’il avait pris la mer pour la première fois. « Pour la liberté de mon pays. » Il jeta un coup d’œil à Avery, il avait l’air presque ému. « Et, de ce jour, c’est devenu ma liberté. »

Bethune souriait de soulagement. Ce n’était pas passé loin. Il aurait pu se faire débarquer de l’Amirauté alors qu’il venait tout juste d’y arriver. Et Bolitho ? Il aurait sans doute refusé toute autre affectation. Il lui dit :

— Je vous donnerai tout ce qui est en mon pouvoir, Sir Richard.

Bolitho le fixa intensément, et plus tard Bethune se dit qu’il avait été percé à nu par ces yeux gris clair.

— J’ai tout ce que je peux souhaiter, Graham. Et j’entends que cela dure.

Bethune était songeur. Il m’a appelé par mon prénom. Comme il le faisait parfois à bord de l’Hirondelle.

Avery prit sa coiffure et courut presque vers son oncle qui parlait avec un officier de grande taille, très digne. Sillitœ ne lui présenta pas son neveu et se contenta de laisser tomber négligemment : « Cela s’est bien passé, n’est-ce pas ? »

Avery ne le quittait pas des yeux. Sillitœ se moquait de son opinion. Son oncle finit par lui toucher le bras, rien de plus, mais c’était le geste le plus affectueux dont il l’ait jamais gratifié.

— J’ai quelque chose à te dire, George – il le scrutait de son regard froid : Ta sœur est morte à Dorchester. On pouvait s’y attendre, mais… – il soupira : Je m’en occuperai. Je n’ai jamais pensé qu’elle avait pris le mari qu’il lui fallait.

Puis il s’éloigna pour aller rejoindre son interlocuteur qui attendait, impatient, près des marches.

Bolitho s’approcha d’Avery.

— Quelque chose qui ne va pas ?

Mais Avery se contenta de lui répondre :

— C’était ce jour-là. La dernière fois que je l’ai vue.

Il eut l’air de se ressaisir et conclut :

— Je suis heureux de reprendre la mer, amiral.

Il regardait les gens qui se retiraient par petits groupes avant de regagner leur club ou un café, mais tout ce qu’il voyait, c’était sa sœur Ethel, dans ses habits misérables. Elle ne connaîtrait jamais Lady Catherine.

Il se dirigea vers les grandes portes et ajouta :

— Ce sera plus propre.

 

Le lieutenant de vaisseau Paul Ozanne, ce grand gaillard rougeaud des îles Anglo-Normandes, ouvrit la porte de la grand-chambre. Tyacke était toujours assis à sa table, à l’arrière, exactement comme il l’avait laissé. Combien de fois avait-il poussé cette porte, à la mer ou à l’ancre, pour venir signaler qu’un navire possiblement négrier ou une voile ennemie était en vue ? De toute façon, Tyacke semblait toujours être déjà au courant, avant même la vigie.

Il remarqua que le coffre de mer cerclé de laiton avait été enlevé. Et en dépit de ce que Tyacke lui avait dit entre quatre yeux, cela l’attrista.

Tyacke lui avait expliqué que, lorsqu’il aurait débarqué, lui, Ozanne, serait promu au commandement de la Larne à sa place. Ozanne ne s’était pas encore fait à ces événements qui se bousculaient, ni à ce que tout cela signifiait pour lui.

Tyacke lui avait expliqué :

— Vous le méritez bien, je n’aurais pas voulu d’autre successeur. Cela fait longtemps que vous auriez dû être promu – je ne connais pas de marin ni de navigateur meilleur que vous – il avait durci le ton : Mais il faut tenir compte de ceux qui détiennent l’autorité, et je pense qu’il en sera toujours ainsi, des gens qui croient que nul n’est digne d’accéder aux plus hautes responsabilités s’il s’est sali les mains en se livrant à un travail honnête !

La nouvelle s’était répandue par tout le brick comme une traînée de poudre. Ozanne l’avait bien vu à la tête que faisaient les hommes. De la surprise, certes, mais aussi un certain soulagement. La Larne était trop leur affaire, son équipage avait vécu plus longtemps ensemble que n’importe quel autre, ils n’auraient pas accepté de voir arriver un nouveau venu.

Tyacke leva les yeux de la table, mais son visage restait dans l’ombre.

— Commandant, ils vous attendent, lui dit Ozanne.

Tyacke hocha la tête, l’air las.

— Votre lettre de commandement est ici… Préférez-vous attendre un peu, commandant ?

Mais il connaissait la réponse.

— Non. Je vous souhaite tout le bien possible. Nous nous reverrons, c’est ainsi – puis, sur un ton impatient : Faites-les entrer.

Les officiers de la Larne pénétrèrent dans la chambre et s’installèrent. Sur des chaises, sur le banc de poupe. Lorsque l’on referma la porte, la chambre était pleine à craquer. La Larne embarquait un état-major et des officiers mariniers en surnombre. Elle avait fait de nombreuses prises, négriers ou contrebandiers, et avait ainsi toujours assez de monde pour les conduire jusqu’au port ami le plus proche.

Le cognac coulait à flots, Ozanne se souvenait de ce jour, lorsque Sir Richard était monté à bord, puis, plus tard, de l’arrivée de son aide de camp. Il avait rarement vu son commandant se mettre dans cet état d’ébriété. Maintenant, il en connaissait la raison ; enfin, au moins l’une des raisons.

— Servez-vous, leur dit Tyacke.

Avec cette presse, ils n’avaient pas le choix. Tyacke les observait sans rien manifester. Flemyng et Robins, les enseignes, Manley Pitcair, maître voilier, Andrew Livett, leur jeune chirurgien, qui avait accepté des gages de misère pour étudier la médecine tropicale et les fièvres. Il avait eu l’occasion de faire de nombreuses observations sur la côte des Esclaves. Les seconds maîtres, bronzés, parfaitement dignes de confiance. Mais aucun aspirant. Encore une chose qui allait changer à bord de L’Indomptable, le probable vaisseau amiral de Bolitho, parmi tant d’autres. Il était amarré à deux cents mètres de là, mais Tyacke n’était pas allé le voir, ce qui lui ressemblait bien. Il ne le ferait qu’une fois monté à bord, pas avant.

Tout allait être différent. L’Indomptable embarquait un détachement de fusiliers marins, comme tous les bâtiments au-dessus du sixième rang. Tyacke n’avait jamais plus servi en compagnie de fusiliers depuis le Majestic. Il effleura son visage couvert de cicatrices en songeant à l’œil de Bolitho, à cette façon qu’il avait de le frotter lorsqu’il pensait à autre chose. J’aurais dû deviner. Il contempla sa chambre, si minuscule et si basse, mais après son premier et unique commandement, celui de la Miranda, une goélette, elle lui avait semblé un palace. C’est à bord de la Miranda qu’il avait fait la connaissance de Bolitho, lorsque l’amiral avait accepté de supporter cet inconfort et de partager ses appartements sans se plaindre. Lorsqu’elle avait été détruite par une frégate française, il lui avait confié la Larne sans l’ombre d’une hésitation, ce qui les avait rapprochés. Il repensa à la visite d’Avery, sa colère et son désespoir. J’aurais dû deviner.

Il s’éclaircit la gorge et tous se tournèrent vers lui.

— Aujourd’hui, je transmets mon commandement à Mr Ozanne. Il m’est difficile de décrire ce que j’éprouve.

Il fit pivoter son siège pour regarder par les épaisses fenêtres de poupe. Il avait fait ce geste tant de fois. Les à-coups de la tête de gouvernail, la mer qui bouillonnait sous le tableau. Tant de fois. Mon Dieu, comme tu vas me manquer, ma fille !

— J’ai proposé que Robert Gallaway soit promu second par intérim jusqu’à ce que cette nomination soit confirmée.

L’officier marinier, tout surpris, était rayonnant. Ses camarades lui donnaient de grandes tapes dans le dos. Tyacke laisserait à Ozanne le soin de choisir le remplaçant de Gallaway. Ce serait sans doute sa première tâche, mais c’était une manière agréable d’entamer son commandement. Les autres soutenaient son regard sans gêne apparente. Cela aussi, voilà qui allait changer. Mais à quoi s’attendait-il ? A ce qu’on le laisse éternellement écumer le grand large tel un fantôme ? Désormais, il allait être exposé à tous les regards.

Il avala une gorgée. Il comptait descendre dans une auberge que lui avait indiquée Pitcair. Un modeste établissement, où l’on ne lui poserait pas de questions. Il eut un sourire triste. Dès qu’il aurait touché ses parts de prise, il pourrait acquérir de la terre.

Il reprit son discours :

— Nous avons fait de bien grandes choses ensemble, et nous allons continuer. L’océan est là qui nous attend et, selon son humeur, chaque quart aura droit à ses occasions. Mais ce bâtiment… – il tendit le bras pour caresser les membrures arrondies : Il n’y en a jamais d’aussi bon que le dernier.

Il entendit un bosco qui appelait, les sons étaient étouffés par tous ces gens dans la chambre : « Tout le monde sur le pont ! » Et même les piétinements des pieds nus étaient assourdis.

Un matelot frappa à la porte et passa la tête. C’était l’un des plus anciens, un de ceux qui avaient été autorisés à descendre à terre après l’intervention de Bolitho auprès du major-général.

— Vous d’mand’pardon, commandant ! Mais la voiture est à la coupée !

— Très bien, Houston. Je monte.

L’homme hésitait, un peu gêné de se retrouver au milieu de ses officiers et de ses officiers mariniers.

— Qu’y a-t-il ?

Le marin sortit de sa poche un dollar en or fixé sur une chaîne.

— Pour un’dame, commandant… j’l’ai trouvé sur ce brigantin ! Bonne chance, commandant !

Et il disparut.

Tyacke se leva lentement, soulagé de devoir demeurer courbé entre les barrots, ce qui lui évitait de montrer son visage.

Grâce à Dieu, il n’allait pas débarquer dans un canot, ce qu’Ozanne aurait certainement fait s’ils avaient été au mouillage et non à quai. Un canot armé par ses officiers. Ozanne était fait de ce bois-là. Il dit aux autres :

— Messieurs, attendez-moi sur le pont, je vous prie.

Au moment où tous sortaient en file indienne, il se plaça à la porte.

— Je n’oublierai jamais ce que vous avez fait pour moi, James. Ne vous inquiétez pas, j’en prendrai soin. Vous pourrez en être fier quand vous le reverrez.

Tyacke lui prit la main.

— Je sais, mon vieux.

C’est ainsi que Bolitho s’adressait à son maître d’hôtel. Il mourait d’envie de lui dire : J’ai peur, j’ai peur de ne pas y arriver. Mais il se contenta d’ajouter :

— Elle peut prendre de vitesse à peu près tout le monde !

Et, suivi d’Ozanne, il grimpa l’échelle de descente. Arrivé à l’hiloire, il hésita.

Mes hommes. Mais non, ce ne sont plus mes hommes.

Ils étaient là, installés dans les enfléchures ou agrippés aux haubans, silhouettes qui se détachaient dans le ciel clair. On ne voyait aucun ouvrier de l’arsenal. Ce moment était réservé à ceux de la Larne, ils ne l’auraient partagé avec personne d’autre.

La voiture attendait au milieu des détritus de l’arsenal, on avait déjà mis le coffre de mer sur le toit. Tyacke estima rapidement la distance qu’il aurait à franchir, sans doute le plus long voyage qu’il ait jamais eu à faire.

Il salua ses officiers puis les hommes de la garde. Il y avait des murmures çà et là, des visages interrogateurs ; il était obligé de serrer son sabre de toutes ses forces contre lui pour contenir son émotion.

Ce fut enfin le tour de Paul Ozanne. Du commandant Ozanne. Ils se contentèrent d’échanger un regard, incapables de dire un mot.

Tyacke brandit sa coiffure et franchit la coupée. Les trilles des sifflets, et quelqu’un qui hurlait : « Hourra pour le commandant, les gars ! Hourra ! »

A bord des autres vaisseaux, les hommes se précipitaient aux lisses, les cris se répercutaient encore et encore en écho sur les vieilles murailles de pierre. C’était un modeste équipage, mais leurs cris suffisaient à noyer tout autre bruit. Très raide, son sabre au côté, Tyacke s’avança vers la voiture ; les hurlements l’entouraient et arrivaient à lui tels les brisants sur un récif.

Il monta en voiture et le cocher fit claquer son fouet.

Il ne se retourna pas une seule fois. Il n’osait pas.

 

Catherine attendait au bas de l’escalier lorsque le jeune Matthew ramena Bolitho d’une nouvelle réunion à l’Amirauté. Elle l’observait, anxieuse, essayant de détecter un signe, quelque indice qui prouverait qu’il n’exigeait pas trop de lui-même.

Il l’enlaça et effleura des lèvres ses cheveux, son cou.

— Tout est réglé, Kate. Je vais prendre le commandement d’une escadre.

Il la scrutait du regard, elle en faisait autant.

— Nous allons bientôt retourner à Falmouth. Il va falloir attendre un certain temps avant que mes vaisseaux soient parés – il lui sourit : Et le jeune Matthew se lamente, il trouve Londres trop bruyant et trop sale à son goût.

Elle passa un bras sous le sien et l’entraîna vers leur chambre, à l’arrière de la maison, du côté du petit jardin.

— Comment va George Avery ?

— Je crois qu’il est soulagé.

— Je lui ai écrit, pour sa sœur. Je ne savais même pas qu’il eût une famille. Il ne m’en a rien dit lorsque nous avons fait connaissance.

— Je sais. Mais je crois qu’il se cache une autre histoire derrière tout cela. « Famille », pour lui, je pense que cela signifierait quelqu’un comme toi.

Il aperçut le cognac que l’on avait posé sur la table et se demanda si Tyacke avait déjà débarqué de la Larne. Cela lui rappelait trop cruellement ses propres adieux.

— Fais-le pour moi, Richard, va voir le chirurgien avant de quitter Chelsea, tu veux bien ?

Il déposa un léger baiser sur sa joue.

— Je ferais n’importe quoi pour toi.

Elle le regarda se servir de cognac. Il était en meilleure forme que ce qu’elle avait craint, on voyait sur son visage tout le bénéfice qu’il avait tiré d’être resté avec elle pendant des mois. Mais, la nuit dernière, elle n’avait pas réussi à le calmer, ils n’avaient fermé l’œil ni l’un ni l’autre. Elle lui dit :

— Il n’y aura peut-être pas la guerre de l’autre côté de l’Atlantique ?

— Peut-être.

Il faisait jouer ses doigts sur le médaillon qu’elle lui avait offert, pendu sous sa chemise. Il avait tenu à le porter pour sa dernière visite à l’Amirauté. Sa protection, comme il l’appelait.

— Et comment allait Sir Graham Bethune ?

Elle avait perçu dès le début le sentiment de jalousie, la blessure que cet homme représentait pour lui, mais Bethune l’avait soutenu contre tous les autres. Sillitœ également, même si elle avait des doutes sur ses véritables motifs.

— Il a été très convenable et il m’a beaucoup aidé. Il m’a accordé presque tout ce que je demandais. J’obtiendrai peut-être le reste lorsqu’ils verront en quoi consiste l’intégralité de mes ordres.

Il omit de lui dire qu’il devait rallier Port-aux-Anglais à Antigua. L’escadre Sous-le-Vent, comme Bethune l’avait baptisée, devait en faire sa base. Mais il ne pouvait pas en parler à Catherine. Pas encore. Elle allait suffisamment souffrir de leur séparation, et Antigua évoquait tant de souvenirs. C’était là qu’il l’avait retrouvée, qu’il avait redécouvert l’amour qui avait changé son existence. Son regard tomba sur une enveloppe scellée et sur les armes qui l’ornaient.

— Quand est-ce arrivé ?

— J’ai pensé que cela pouvait attendre. Un porteur l’a déposée ce matin après ton départ.

Bolitho prit le pli pour l’examiner.

— Ils ne vont jamais cesser ? Ils ne peuvent pas comprendre que nous sommes l’un à l’autre ? Faut-il qu’ils soient assez hypocrites pour croire qu’ils souhaitent vraiment me voir reprendre la vie commune avec Belinda ?

Il ouvrit l’enveloppe d’un coup de couteau.

— Je préférerais les savoir en enfer !

Elle le vit changer d’expression. Il avait l’air égaré, comme s’il était redevenu petit garçon.

— C’est le Prince régent, Kate. Une invitation à dîn…

— Alors, tu dois y aller, Richard. Ta position exige que…

Il se pencha vers elle, tira un peu sur sa robe et l’embrassa sur l’épaule.

— Nous sommes invités, Kate. Il lui tendit la carte gravée et elle lut à haute voix :

« L’Amiral Sir Richard Bolitho, chevalier du Bain, et Catherine, Lady Somervell. »

— Ce doit être une erreur ! s’exclama-t-elle. Carlton House…

Et ils se sont trompés sur ton grade !

— J’ai oublié de te dire, Kate chérie, dit-il presque piteusement. J’ai été promu.

Dans la cuisine, Sophie, sa femme de chambre, et la cuisinière tournèrent la tête en entendant Catherine crier : « Tu as oublié ! » Un éclair passa dans ses beaux yeux sombres.

— Mais toute ma garde-robe est à Falmouth. Je n’ai pas le temps de… – elle lui prit une main entre les siennes : Je n’ai que ma robe verte, tu te souviens ?

Il lui sourit.

— Antigua. Oh oui, je m’en souviens.

Elle n’arrivait pas à le regarder.

— Emmène-moi là-haut. Il faut que je te le rappelle. Comment c’est, comment ce sera toujours. Que nous sommes ensemble.

Dans la cuisine, ils entendirent les éclats de rire de Catherine, qui leur étaient si familiers.

La cuisinière jeta un coup d’œil au fourneau et remua vaguement une casserole.

— Si tu veux mon avis, ils vont souper assez tard… C’est une honte, pas vrai ? – puis, dans un sourire : Dieu les bénisse !

 

Au nom de la liberté
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